L’immobilier de demain ne se jouera pas uniquement dans l’élaboration des PLU ou les réglementations environnementales. Il se décidera aussi – et peut-être surtout – dans les salles de comité des risques des banques.
Les nouvelles règles prudentielles européennes vont rendre le capital bancaire plus rare et plus cher, limitant mécaniquement la capacité des établissements à financer aussi bien les ménages que les opérateurs immobiliers. Comprendre cette mutation du crédit est désormais nécessaire : elle impactera directement la structuration des opérations, le choix des projets et la rentabilité des montages financiers dans les années à venir.
Le modèle français du crédit : un système sous pression
Le « crédit immobilier à la française » repose sur des piliers bien identifiés : taux fixes de long terme, forte protection des emprunteurs et taux de défaut historiquement très faibles. Ce modèle se heurte aujourd’hui à une supervision européenne qui impose une approche différente du risque : Bâle IV.
Julien Carmona, président du Crédit Mutuel Arkéa, résume bien la tension dans son intervention au sein de la Revue Banque le 16/10/2025 : le modèle français fondé sur l’analyse de la capacité de remboursement des ménages (logique de LTI, Loan to Income) est bousculé par une régulation européenne qui raisonne davantage en valeur de l’actif financé (logique de LTV, Loan to Value voir plus bas).
Cette divergence d’approche n’est pas un simple débat technique entre superviseurs : elle aura des conséquences concrètes et durables sur l’accès au crédit.
Bâle IV : le mécanisme qui change la donne
Avec l’entrée en vigueur progressive de Bâle IV en Europe, les banques doivent immobiliser significativement plus de fonds propres pour chaque euro prêté. Le mécanisme clé, l' »output floor », limite les avantages que les banques tiraient de leurs modèles internes de risque.
Résultat : plusieurs analyses chiffrent l’effort demandé aux banques françaises à plus de 20% de capital supplémentaire. Cette ponction réduit d’autant leur capacité à financer l’immobilier résidentiel et commercial. Le capital bancaire devient une ressource stratégique dont l’allocation sera scrutée de près.
Pourquoi l’accès au crédit va mécaniquement se contracter
Lorsque les exigences en capital augmentent, les banques disposent de leviers limités : prêter moins, prêter plus cher ou prêter de manière plus sélective. Dans un contexte de taux déjà élevés et de marges bancaires sous pression, le scénario le plus probable combine volumes en baisse et durcissement des critères d’octroi.
Pour les ménages, cela se traduit par un apport personnel plus important, un taux d’endettement scruté à la loupe et une attention renforcée à la stabilité des revenus. Les dossiers « limites » qui passaient encore il y a deux ans seront désormais refusés.
Pour les promoteurs, aménageurs et investisseurs, les implications sont plus structurelles : exigences accrues de pré-commercialisation, marges de sécurité renforcées sur les plans de financement, sélection plus fine des localisations et des typologies de projets. Le crédit promoteur, déjà complexe, devient un exercice où chaque point de LTV compte.
LTV et LTI : deux ratios qui redéfinissent les règles du jeu
Maîtriser ces deux indicateurs devient un prérequis pour tout professionnel de l’immobilier qui structure des opérations.
Le ratio LTV (Loan to Value) mesure la part de dette par rapport à la valeur du bien financé. Un crédit de 80 pour un bien valant 100 correspond à une LTV de 80%. Plus la LTV est élevée, plus le prêteur considère le risque important : la marge de sécurité en cas de baisse de prix ou de revente forcée est plus faible. C’est le ratio privilégié par la supervision bancaire européenne.
Le ratio LTI (Loan to Income) rapporte le montant de la dette au revenu du ménage. Il se rapproche du taux d’endettement utilisé en France par les banques et le HCSF. Le modèle français a historiquement privilégié ce critère de capacité de remboursement dans le temps plutôt qu’une réévaluation fréquente des biens.
La supervision européenne pousse à appliquer des contraintes pensées pour des systèmes basés sur la LTV, alors que la force du modèle français résidait justement dans sa logique de LTI et son approche sur la durée. Cette friction réglementaire explique en grande partie la tension actuelle sur le financement immobilier.
Impact sur les ménages : une éviction silencieuse ?
Dans un environnement où le capital bancaire se raréfie et où la LTV est scrutée de près, les financements à 110% ou avec très faible apport vont disparaître. Les dossiers présentant une LTV modérée (70-75% maximum), un LTI maîtrisé et des revenus stables auront plus de chances d’être acceptés.
L’effet pourrait être particulièrement sensible pour trois catégories :
- Les primo-accédants, souvent dépourvus d’apport substantiel
- Les ménages modestes, dont le LTI est déjà au plafond des recommandations du HCSF
- Les acquéreurs dans des zones moins liquides, où la revente du bien est jugée plus incertaine par les banques
Pour ces segments, la combinaison d’un LTI limite, d’une LTV élevée et de nouvelles pondérations de risque peut conduire les banques à réduire drastiquement les montants accordés, voire à refuser purement et simplement certains dossiers. Ce qui a, naturellement, des répercussions directes sur votre capacité à commercialiser certains programmes.
Enjeux stratégiques pour les promoteurs et investisseurs
C’est ici que le changement devient structurant. Le durcissement ne concerne pas uniquement le financement des acquéreurs finaux : il impacte directement le montage des opérations et la viabilité économique de certains projets.
Des exigences de fonds propres renforcées
Des niveaux de LTV plus prudents sur les financements promoteurs ou les lignes de foncier impliquent mécaniquement plus de fonds propres en face. Pour une opération qui se finançait hier à 75% en dette bancaire, il faudra demain apporter 30 ou 35% de capitaux propres ou quasi-fonds propres.
Cela change radicalement l’équation de rentabilité et oblige à rechercher des partenaires financiers supplémentaires : fonds d’investissement, family offices, plateformes de crowdfunding immobilier. La structuration financière devient un enjeu aussi crucial que la maîtrise du foncier ou la qualité architecturale.
Une sélectivité accrue des établissements bancaires
Les banques pourraient privilégier des opérations présentant une liquidité évidente :
- Localisation recherchée dans des bassins d’emploi dynamiques
- Produit adapté à la demande (taille, standing, prix de sortie cohérent)
- Performance énergétique et environnementale solide (labels, RE2020+)
- Visibilité locative ou de revente grâce à une pré-commercialisation substantielle
À l’inverse, les programmes plus complexes – forte composante sociale, marchés de niche, zones tendues en décroissance démographique – peuvent voir leur financement devenir plus long, plus cher ou voir incertain. Certains projets pourtant pertinents sur le plan urbanistique ou social risquent de ne plus trouver de financement bancaire classique.
L’impératif de la pré-commercialisation
Le taux de pré-commercialisation pourrait devenir un critère décisif. Là où 30% suffisaient parfois à débloquer un crédit promoteur, il faudra désormais viser 40 voire 50% pour rassurer les banques.
Voilà qui impose de repenser le calendrier des opérations, d’anticiper davantage les phases de commercialisation et d’accepter potentiellement des décalages dans le lancement des travaux. Une approche plus prudente, certes, mais qui limite aussi les risques de portage prolongé.
Intégrer Bâle IV dans les stratégies immobilières de long terme
Le durcissement réglementaire n’est pas une crise passagère : c’est une évolution structurelle du système bancaire européen. Bâle IV va produire ses effets sur toute la décennie 2025-2035, modifiant en profondeur l’équilibre entre offre et demande de crédit immobilier.
Pour les professionnels de l’immobilier, intégrer dès aujourd’hui cette contrainte durable devient aussi important que la maîtrise du foncier, la compréhension des réglementations environnementales ou l’anticipation des évolutions démographiques.
Les acteurs qui sauront adapter leurs montages financiers, diversifier leurs sources de capitaux et sélectionner les bons projets disposeront d’un avantage concurrentiel décisif. Car dans un environnement plus contraint, l’expertise financière et la capacité à structurer des opérations robustes deviennent des actifs stratégiques majeurs.
Sources :
- Assessment of risks to the french financial system – decembre 2023 – Banque de France ;
- Expositions à Bâle IV et à l’immobilier – Zanders, mai 2024 ;
- Bâle IV, « Au terme d’une transposition incertaine et douloureuse, quelles perspectives pour les activités de financement ? » Noveo Conseil, Victor Fernandez, avril 2023 ;
- « Combattre les bulles immobilières, un article du CRR à la fois, PwC , 16 octobre 2024;
- « Qui veut la peau du crédit à la française ? », Revue Banque, 16 octobre 2025.